Jeudi 14 mai. Malgré l’annonce, il y a quatre jours, du déconfinement, l’incertitude sur l’issue de la crise reste entière : quel sera l’impact réel de cette crise ? Combien de temps vont durer ses effets sur l’économie ? Une reprise totale des activités comme elles l’étaient avant la crise est-elle réaliste ? Y aura-t-il plusieurs vagues de virus ? Dans quel cas, les systèmes économiques pourront-ils y survivre ?
Le manque de repères et la difficulté de se projeter amène beaucoup d’entreprises à adopter des modes de fonctionnement de survie. Au-delà de s’adapter pour gérer les activités au quotidien, une question fondamentale se pose : comment rendre mon entreprise résiliente et durable ?
Une stratégie durable et responsable, pourtant souvent relayée en bas de la to do list, serait-t-elle la clef de la résilience d’une entreprise ?
Depuis des années, scientifiques, ONGs, responsables de développement durable, avec courage et détermination, se cassent les dents, envoyant des messages d’alerte : « Quand nous passerons le point de bascule du réchauffement climatique, il n’y aura pas de retour en arrière possible », « Si nous ne voulons pas dépasser les 2 degrés de réchauffement climatique d’ici 2100, nous allons devoir réduire nos émissions de gaz à effets de serre de 40% d’ici 2030 », … Les messages sont pragmatiques, chiffrés, soutenus par des consensus scientifiques.
Mais alors, pourquoi si peu d’entreprises embrassent-elles la démarche alors que celle-ci pourrait leur apporter plus de résilience ?
La prise de conscience
Le premier élément de réponse est que le changement prend du temps, notamment parce qu’avant même de montrer des prémices de résultats mesurables, une prise de conscience est nécessaire. Les premières étapes de prise de conscience ne vont pas être visibles en termes de résultats, pourtant c’est un passage obligé. Sans prise de conscience collective, il est impossible de mettre en place une transformation durable. Devant les faits scientifiques de l’urgence climatique, l’individu va passer par différentes phases émotionnelles. Le modèle de Kübler Ross, ci-dessous, explicite les phases d’un changement imposé. Chaque individu passe par chacune des phases mais y reste un temps plus ou moins long. Cependant, une attitude constructive, orientée vers l’avenir, n’apparaît que dans la deuxième partie du graphique. Ainsi, si les premiers résultats mesurables du changement se font attendre, cela ne signifie pas pour autant que le processus de changement n’est pas enclenché.
Une communication par la peur et la culpabilisation
Une deuxième explication réside dans les approches de communication en faveur d’une société plus responsable en matière d’écologie qui ont pendant trop longtemps été basées sur la peur et la culpabilisation : « En achetant ton nouveau smartphone, tu tues la planète », « Le steak que tu manges est responsable de la disparition de la forêt amazonienne ». Les campagnes d’images choc ont un impact sur le court terme mais n’invitent pas à un changement profond. Pour donner envie de changer, il faut un message positif. En témoignent, par exemple, des initiatives orientées positivement, telles que le film Demain de Cyril Dion qui a été un succès, au moins médiatique.
Les barrières du changement de paradigme
Enfin, transformer notre société de manière durable et responsable est un changement culturel profond. Cela va à l’encontre d’une croyance économique qui a fait la grandeur des deux derniers siècles : la croissance amène le progrès et la prospérité. Quand on est tombé dans la marmite dès son plus jeune âge, il est difficile de concevoir le monde autrement ! Ainsi, plutôt que de changer en profondeur son organisation, de nombreuses entreprises se réfugient derrière l’idée d’une » croissance verte « . Ce faisant, elles évitent de se confronter au problème central : comment prôner une croissance économique infinie dans le contexte d’une planète aux ressources, elles, finies ? La croissance économique est directement corrélée à ce que l’on produit et par conséquent aux ressources que l’on extrait. Ce sont des faits, mais la pilule reste difficile à avaler. Comme nous pouvons le constater pendant cette crise, l’Homme n’aime pas l’incertitude. Remettre en question un modèle, cela demande du lâcher prise et de l’engagement. Dans une situation aussi complexe et incertaine où personne ne connait la cible à atteindre, nous sommes obligés de naviguer à vue. La conviction que le monde ne peut plus rester tel qu’il est gagne tout de même du terrain. Nombreux sont les collaborateurs qui se retrouvent déchirés entre des convictions environnementales personnelles et une réalité professionnelle incompatibles.
Alors, comment on fait pour changer l’entreprise ?
Redéfinir la notion de valeur
Engager son entreprise dans une logique de durabilité (économique, sociale et environnementale) peut sembler un défi inatteignable car il sous-tendrait une transformation de fond de l’entreprise. Pourtant, l’histoire récente nous montre que les entreprises les plus résilientes sont justement celles qui sont parvenues à prendre de nouveaux tournants ambitieux – qui ont pourtant pu sembler, au départ, comme des défis inatteignables. Prenons Patagonia, qui baigne pourtant dans une industrie très polluante qui est celle du textile : cette entreprise a réussi sa transformation en repensant sa raison d’être. « Fabriquer les meilleurs produits en causant un impact environnemental moindre, utiliser le monde des affaires pour inspirer et mettre en place des solutions à la crise environnementale ». Un tournant ambitieux dans une industrie très contrainte par les coûts de production qui a permis à Patagonia de sortir son épingle du jeu. Résultat : des employés impliqués, un écosystème d’approvisionnement durable et robuste et une image de marque positive, fidélisant ses consommateurs autour de valeurs communes. Qui eût cru qu’on puisse trouver, dans un secteur si polluant, une entreprise si résiliente, si durable ?
La transformation digitale des 20 dernières années, au-delà des avancées technologiques, a amené les entreprises à se poser une question centrale : « Quelle valeur est-ce-que j’apporte à mes clients ? ». Remettre le client au cœur de nos activités permet de redonner du sens – et de la valeur – à ce que l’on fait. On parle d’entreprise orientée client ou « client centric » pour les marketeux. Apporter de la valeur à ses clients et leur donner satisfaction est le premier pilier de la résilience.
Certaines entreprises ont embrassé le concept de la symétrie des attentions : la qualité de la relation qu’une entreprise entretient avec ses clients est directement corrélée avec la qualité des relations que l’entreprise entretient avec ses collaborateurs. On parle d’entreprises « employee centric« . Le bien-être au travail est en train de devenir un élément clef de la performance de l’entreprise. Si les employés se sentent bien dans leur entreprise, ils y resteront et lui apporteront de la valeur. Cette utopie d’hier est en train de devenir une condition sine qua non pour parvenir à attirer et à conserver les nouveaux talents des générations Y et Z. Satisfaire et conserver ses collaborateurs, c’est aussi assurer sa résilience.
La valeur, c’est enfin ce que propose votre entreprise à la société. Quelle est la raison d’être de l’entreprise ? On parle aussi d’entreprises à missions. Une entreprise avec une raison d’être forte réussira à fédérer l’ensemble de son écosystème autour de valeurs qu’elle défend et sera ainsi plus résiliente.
Privilégier des effets visibles plutôt que des promesses
C’est une règle assez simple et pourtant trop souvent oubliée. Une transformation durable repose sur des valeurs et des convictions fortes. Ce n’est pas pour autant qu’il faut négliger l’atteinte de résultats à court terme. Toute transformation a besoin de se nourrir de succès et d’effets visibles pour faire perdurer une dynamique de changement.
Prenons l’exemple d’un fumeur de 30 ans, il sait que fumer tue et cela lui est rappelé sur chacun de ses paquets. Cependant, se projeter sur un potentiel cancer des poumons à 50 ans est un exercice très compliqué. Il faut lui trouver des éléments de motivation à plus petite échelle. L’odeur pour ses collègues et sa famille, le bien-être de respirer à pleins poumons, les économies réalisées… Autant de bénéfices atteignables assez rapidement.
Un tiens vaut mieux que deux tu l’auras
Inspirée des modes de fonctionnement entrepreneuriaux, les approches comme l’effectuation ont un avantage majeur : elles engagent dans l’action. N’attendez pas que toutes les planètes soient alignées pour commencer votre transition, cela n’arrivera pas. Dans un contexte d’incertitude et de complexité tel, définir des plans stratégiques à multiples tiroirs fait courir le risque de se heurter à la réalité du terrain. Au lieu d’essayer de planifier un avenir incertain, il vaut mieux commencer par avancer et saisir les opportunités au moment où celles-ci se présentent. « Un tiens vaut mieux que deux tu l’auras », c’est en agissant que de nouvelles perspectives s’ouvrent, pas en planifiant sur l’inconnu.
Mettre vos collaborateurs au centre de votre transformation
J’accompagne depuis quelques années les entreprises dans leur transformation digitale et j’ai pu constater l’impact et la puissance du collectif. Pour éviter les effets de déni et de résistance, le plus simple est d’impliquer tout le monde dans la démarche. C’est en utilisant l’intelligence collective que les solutions émergent. Mettre vos collaborateurs au centre de la démarche permettra de développer un sens de responsabilité collective. Imposer des contraintes et des limitations à vos collaborateurs ne les rendront pas plus éco-responsables. Une démarche de développement durable, c’est un exercice de projection, c’est se questionner sur l’avenir, juste un peu plus loin que le budget prévisionnel de l’année prochaine. C’est changer d’échelle et voir son écosystème de manière global. C’est passionnant, c’est impliquant, c’est collaboratif, c’est innovant. Donnez-leur envie de s’impliquer !
La transformation d’une entreprise pour augmenter sa résilience dépend bien sûr de son cycle d’acceptation du changement, mais les dirigeants doivent se consacrer à mettre en énergie les collectifs qui, par leur sensibilité et leurs contacts extérieurs, sont les véritables vecteurs du changement. Notre société est en recherche de sens, alors posez à vos collaborateurs des questions, pas des contraintes…